Tito
AFP
Au cœur de la guerre à Gaza, un chiffre résume la brutalité de la nouvelle ère de la guerre par algorithme : vingt secondes. C'est, d'après des témoignages d'anciens officiers israéliens, le temps accordé aux analystes pour « valider » les cibles générées par le système d'intelligence artificielle Lavender avant le déclenchement d'une frappe sur des habitations souvent occupées par des familles entières.
Derrière ce dispositif se dessine une architecture technologique que l'Union européenne contribue à financer et à intégrer dans ses propres politiques sécuritaires.
Cette automatisation létale n'est pas sans lien avec les choix budgétaires de l'Union européenne. Une question écrite déposée au Parlement européen en janvier 2025 rappelle que, depuis le 7 octobre 2024, l'UE a continué à allouer des fonds Horizon Europe à des entreprises de défense israéliennes, dont Israel Aerospace Industries (IAI), via des projets dits « à double usage ». Une série d'enquêtes publiées en 2024-2025 par des médias européens et des ONG montre qu'environ 1 milliard d'euros de financements de recherche et d'innovation de l'UE ont bénéficié à des entreprises israéliennes, y compris des acteurs centraux de l'industrie de drones et de systèmes de surveillance utilisés à Gaza. En juin 2025, Investigate Europe a documenté la participation d'IAI à 15 projets financés par le Fonds européen de défense via sa filiale grecque Intracom Defence, dont un programme de drone armé lancé fin 2024 pour 14 millions d'euros, alors même qu'IAI est directement engagée dans les opérations militaires contre Gaza. (1)
Les mises en accusation de l'ONU pour Génocide ont-ils remis en question cette collaboration ? Pas du tout. Un nouveau contrat signé fin 2024 prévoit la poursuite des missions du Heron maritime pour quatre années supplémentaires, à partir de 2025, avec des vols de plus de 20 heures intégrant caméras optiques, infrarouges et radar de surveillance maritime. Les données collectées sont transmises en temps réel au quartier général de Frontex et aux centres de contrôle à Malte et en Grèce, qui peuvent ensuite alerter les garde-côtes, y compris en Libye, contribuant aux « refoulements par procuration » dénoncés par des ONG. D'anciens responsables de Sea-Watch soulignent que ces drones, testés sur la population de Gaza, sont devenus un « game changer » pour empêcher les migrants d'atteindre les côtes européennes. (2)
Face à ces révélations, le débat politique européen s'est ravivé en 2024-2025, sans pour autant remettre en cause l'architecture globale de la coopération. Un rapport de Statewatch de juillet 2025 dénonce la manière dont les fonds Horizon et le Fonds européen de défense soutiennent des entités israéliennes impliquées dans la guerre à Gaza et questionne la compatibilité de ces financements avec les obligations de l'UE au titre du droit international humanitaire. Des enquêtes dans la presse irlandaise ont mis en lumière qu'Israël avait déjà reçu plus de 1,1 milliard d'euros de financements Horizon depuis 2021, y compris pour des projets d'IA, de cloud et de capteurs pouvant être réorientés vers des usages militaires (3)
L'ensemble de ces éléments, tous documentés par des sources de 2024 et 2025, dessine un paysage inquiétant : l'UE poursuit et parfois renforce ses liens financiers, technologiques et opérationnels avec des acteurs clés de cette guerre, au nom de l'innovation, de la protection des frontières et de la sécurité collective.
Plusieurs capitales ont envoyé des signaux clairs de reprise d'une coopération militaire assumée avec Israël après le cessez‑le‑feu d'octobre 2025. Le 23 novembre, le gouvernement allemand a annoncé la levée de ses restrictions sur les exportations de matériel militaire vers Israël, au nom de la « sécurité d'un allié démocratique dans une région instable ». Quelques jours plus tard, des responsables militaires européens saluaient dans la presse spécialisée l'intérêt des « retours d'expérience » israéliens pour l'adaptation de l'OTAN à la guerre urbaine et aux menaces de drones, soulignant que les enseignements de Gaza et ceux d'Ukraine seraient « complémentaires » pour préparer les armées européennes aux conflits de demain.(4)
Ce faisceau d'initiatives - séminaires d'état‑major, délégations parlementaires, relance des exportations, intégration dans la réflexion stratégique de l'OTAN - montre qu'au moment même où des enquêtes révèlent l'usage massif d'outils comme Lavender à Gaza, les armées et élites européennes se pressent pour en tirer des leçons et, potentiellement, des modèles.
En filigrane, une question s'impose : jusqu'où l'Europe est‑elle prête à faire de technologies forgées dans le sang palestinien des références pour sa propre sécurité, sur le front ukrainien comme sur son territoire ?
Le risque est qu'un jour, les mêmes logiques qui permettent de décider en vingt secondes du sort d'une famille à Gaza irriguent, sous des formes adaptées, les doctrines de surveillance, de ciblage et de répression au cœur de l'Occident- au nom de la défense de cet « Occident » dont Israël est devenu, pour certains, le laboratoire avancé.
Aimé Césaire nous a expliqué que la colonisation occidentale sur le reste du monde avait « décivilisé » le colonisateur : elle l'habitue à la violence extrême, à la haine raciale, au mépris de la vie humaine, tout en continuant à se penser « humaniste ». La barbarie coloniale fut le laboratoire du nazisme européen.
La nouvelle barbarie de l'automatisation de la mort annonce-t-elle une nouvelle étape de déshumanisation occidentale ?
Tito
Source
- EU funds Israel's arms giant, but assures: "No funds for the war in Gaza" (15/06/2025)
EU funds Israel's arms giant, but assures: "No funds for the war in Gaza"eunews.it
- EU's Frontex procures new Israeli UAV for maritime surveillance (19/12/2024)
- Millions in Eu Funds have gone to Israeli defence industry, investigation finds (30/08/2025)
- "The Ukraine and Gaza Wars: Lessons for NATO and Europe" (28/06/2025)
"The Ukraine and Gaza Wars: Lessons for NATO and Europe"intelligence-security.rs
